Chapitre 29
Beth ne pouvait pas aller chercher Léo avant une heure, ce qui me laissait un peu de temps avant de débarquer chez Bruce. Je jetai un coup d'œil à ma montre et décidai d'aller quelque part et de grignoter quelque chose. Mon estomac commençait sérieusement à gargouiller et la magie que j'avais utilisée dans la matinée m'avait complètement vidée.
L'une des meilleures pizzerias de la région se trouvait à Milton, le long de River Street, sur le bord de la route. Son aspect extérieur ne payait pas de mine. Une bicoque blanche, deux ou trois tables de bois en terrasse, bref, rien de bien transcendant. Mais la bouffe y était excellente et il y avait du monde à toute heure.
En entrant, je croisai le regard acéré de la patronne, Une grosse femme à l'aspect sympathique. Elle me sourit, me fit signe de m'asseoir puis fronça ses sourcils broussailleux, en observant une bande de jeunes, quatre garçons et trois filles, un peu trop bruyants, qui entraient à leur tour.
— Bonjour, professeur Kean, fit l'un d'entre eux en avançant vers ma table.
Je le reconnus aussitôt. Andrew faisait partie de mes meilleurs étudiants. Je lui avais collé un A en travail continu et il avait brillamment validé son dernier semestre.
— Bonjour, Andrew. Comment se passent les vacances ?
— Bien, professeur. Mais je commence à trouver le temps long.
Si seulement j’avais pu en dire autant...
— Ne me dis pas que les cours te manquent ? Il se mit à rire.
— Les cours, je ne sais pas, mais les vôtres sûrement. Quels sont les auteurs Français que vous comptez aborder cette année ?
Il restait moins d'une semaine avant que je ne retourne à l'université et je n'avais toujours pas préparé la rentrée. Honte sur moi.
— C'est une surprise, éludai-je.
— Ma petite amie Cherryl a hâte de vous rencontrer, je l'ai convaincue de s'inscrire dans votre classe et je suis certain qu'elle va adorer.
Il se tourna vers la table où s'étaient installés ses amis et appela une jolie blonde à l'air éthéré. Une princesse de contes de fées.
— Cherryl !
Elle lui lança un regard assassin et cracha d'un ton agressif :
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Je voudrais te présenter le professeur Kean, le prof de littérature française, tu sais ?
Elle me fixa, l'air surprise, puis se mit à rougir. J'en déduisis immédiatement qu'elle m'avait prise pour une fille de son âge, une rivale potentielle et qu'elle se sentait horriblement gênée.
— Euh... oui, bien sûr, c'est un honneur, professeur dit-elle en butant maladroitement dans le pied d'une chaise, tandis qu'elle se précipitait vers nous.
— Ce n'est rien, Cherryl. Alors comme ça, vous êtes fan de littérature française ? dis-je, en lui tendant la main à mon tour.
Elle rougit joliment, un peu embarrassée.
— Je... je ne suis pas une spécialiste. Ce sera comme une initiation pour moi.
— Ne vous en faites pas, c'est le cas pour la plupart de mes étudiants, la rassurai-je.
— Je demandai au professeur Kean quels auteurs elle avait choisi de vous faire étudier cette année, expliqua Andrew en tentant de la mettre un peu plus à l'aise
— J'en ai déjà prévu plusieurs mais je ne serais pas contre quelques suggestions, confirmai-je, gentiment,
— Vous êtes sérieuse ? demanda-t-elle.
— Absolument. Après tout, c'est plus facile d'enseigner lorsque les élèves aiment le thème ou l'auteur traité.
— Ça c'est vrai, fit-elle avec une heureuse spontanéité.
— Alors ? Quels sont vos auteurs français préférés
— Oh moi, j'aime beaucoup Colette.
— Vous connaissez Colette ? m'exclamai-je, agréablement surprise.
— Oui. Et j'adore son écriture.
— Eh bien alors, va pour Colette, dis-je. C'est un excellent choix. Et puis, une partie de son œuvre a déjà été adaptée au cinéma ou à la télévision.
— J'avoue, c'est comme ça que je l'ai découvert, dit elle en riant.
Elle était charmante. Si seulement mes élèves pouvaient tous être du même acabit...
— Vous avez de la famille française ?
Burlington était très proche du Québec canadien et
une importante minorité de sa population parlait français.
— Oui, mais je ne les vois pas très souvent, dit-elle avec une pointe de regret.
— On va peut-être vous laisser manger tranquille, professeur, dit Andrew en voyant la patronne s'approcher avec la carte.
— Vous avez déjà commandé ? demandai-je.
— Non. Pas encore, répondit-il.
— Vous voulez vous joindre à moi ?
Il leva les sourcils, surpris. J'étais probablement le plus jeune professeur du campus, mais j'étais loin d'être le plus populaire, ni le plus proche des étudiants. Bien au contraire. La plupart d'entre eux me craignaient et ne se fiaient pas, comme ça avait été le cas au tout début, à ma jeunesse ou à mon physique de star de ciné. J'étais exigeante dans le travail et les fainéants n'avaient aucune chance de valider leur UV.
— Oui, oui, bien sûr, dit Cherryl en s'asseyant.
Andrew sembla, lui, un peu plus hésitant. Il jeta un
coup d'œil à ses amis à la table d'à côté, leur adressa un petit signe discret et s'installa en m'adressant un sourire crispé.
— Ne vous inquiétez pas, Andrew, je ne compte pas vous interroger, fis-je avec une pointe d'ironie.
— Oh avec vous, je m'attends à tout, professeur, dit-il en se rapprochant de sa petite amie.
À ma grande surprise, nous passâmes tous les trois un agréable moment. Le jeune couple était avide de connaissance et ils étaient tous deux drôles et cultivés, Cherryl m'apprit qu'elle appréhendait au départ de prendre « littérature française » à cause de ma réputation et j'avais découvert très amusée que les étudiants me surnommaient « le frigo ». « Le frigo »... Non mais je vous demande un peu...
Andrew s'était pratiquement étranglé avec sa pizza quand il l'avait entendue me le répéter.
— Vous savez, professeur, il ne faut pas vous formaliser, tenta-t-il d'expliquer. Les étudiants ont tendance à donner des surnoms étranges à tous les enseignants.
— Je ne me formalise pas, Andrew, je trouve que ce surnom me correspond assez bien ! répondis-je en éclatant de rire.
— Je n'aurais jamais dû vous dire ça, je ne sais pas ce qu'il m'a pris... murmura Cherryl en posant sa main sur sa bouche.
— Rassurez-vous, je ne vous en veux pas. J'ai si peu l'occasion de rire, en ce moment, vous n'avez pas idée, dis-je, en souriant.
Les deux jeunes gens me regardaient abasourdis.
— Vraiment ? Vous n'êtes pas vexée ? s'étonna Andrew.
— Non, bien sûr que non. J'ai tout à fait conscience de ne pas faire partie des personnes les plus sociables, ni les plus chaleureuses du monde.
— Eh bien, moi, je trouve qu'ils ont tort de vous appeler comme ça, fit timidement Cherryl. Vous êtes drôlement sympa.
Je connaissais un paquet de gens qui ne seraient probablement pas de cet avis...
— Tu essaies de me corrompre afín que je te donne de bonnes notes ? fis-je, en souriant.
Je me sentais détendue et je réalisais que j'avais besoin de me plonger de temps en temps dans le monde des humains et de vivre une vie simple. Se retrouver, même un court laps de temps, dans une vie normale, sans créatures surnaturelles, sans violence, me faisait un bien fou.
— Ça marche ? demanda-t-elle sur le même ton.
— Non.
— Tant pis. Je travaillerai.
— Eh oui...
Quand je les quittais, quelques minutes plus tard, Je ne songeais plus, comme je l'avais envisagé ces dernières semaines, à démissionner de mon poste d'enseignante pour me consacrer uniquement à mon job d'Assayim. Peu importe que je me sente un peu schizophrène, je devais absolument garder un pied ancré dans un quotidien routinier et rassurant si je ne voulais pas perdre pied. C'était une question d'équilibre psychologique, et ce petit moment passé en compagnie de mes étudiants m'avait heureusement permis de me le rappeler. Oh, bien sûr, j'allais devoir me débrouiller tant bien que mal avec mes problèmes de planning, mais je pouvais toujours modifier mon emploi du temps, freiner mes sorties nocturnes ou même trouver un assistant, une sorte de « shérif en second » qui pourrait m'épauler et me décharger des tâches courantes comme les disputes de territoire entre loups et muteurs, les vols de sortilèges ou les autorisations de séjour pour les nouveaux venus.
— Allô?
— Devine où je suis ?
— Tu sais très bien que je suis nulle pour les devinettes, répondis-je gentiment à ma fille.
— Beth est venue me chercher pour m'emmener au cinéma et tu sais quoi ? C'est moi qui ai choisi le film !
Leonora était peut-être pleine d'enthousiasme, je n'étais pas enchantée de voir Beth lui laisser ce genre de liberté.
— Euh... oui, super. Et qu'est-ce que tu vas voir ?
— Hésitation. Tu sais, Twilight épisode 3 !
Ouf...
— Très bon choix, dis-je en me pinçant les lèvres pour ne pas rire.
J'entendis un grognement derrière elle et compris que c'était Beth.
— Quoi ? fis-je, certaine qu'elle pouvait m'entendre.
— Des vampires végétariens... non mais t'y crois, toi ? râla-t-elle.
En tout cas, pas Léo...
— C'est de son âge, alors assume !
— Tu ne peux vraiment pas venir avec nous maman ? S'il te plaît.
Je déglutis.
— Non ma chérie, ce n'est pas possible pour le moment. Mais je passerai dès que je pourrai.
— Tu sais, ça commence à faire long...
Au bout de cinq minutes de conversation, elle m'avait tellement culpabilisée que j'avais fini par lui promettre de l'emmener passer un week-end à New York pour y faire du shopping et renouveler sa garde-robe avant la rentrée scolaire.
— Oh, génial, Brittany ne va pas en revenir !
Brittany était la meilleure amie de Leonora et une humaine. Une jolie petite blonde de 13 ans, timide et introvertie. Je ne comprenais pas ce qui pouvait rapprocher ces deux-là, mais visiblement ça fonctionnait entre elles. Elles passaient des heures au téléphone depuis le début des vacances et s'écrivaient presque tous les jours. À l'ancienne. Pas en SMS. Au début de leur relation, je m'étais un peu méfiée et j'avais briffé Leonora pendant des heures en lui répétant sans cesse qu'elle devait faire attention à ce qu'elle racontait et qu'elle ne devait rien lui révéler de sa vie ou de sa nature. Mais j'avais fini par comprendre que c'était inutile. Ma fille savait garder les secrets comme personne.
— Quand est-ce que ton amie revient de vacances ?
— Demain. Tu crois que je pourrais aller la voir ? Je suis sûre que Bruce serait d'accord pour m'accompagner chez elle !
Oui... si je ne l'ai pas encore tué...
— On pourrait en discuter un peu plus tard ?
— Mais ça fait plus d'un mois qu'on ne s'est pas vues !
Autant dire une éternité pour deux gamines de cet âge...
— D'accord, d'accord mais je veux avoir ses parents au téléphone, tu devras être rentrée pour 18 heures maximum et je veux que tu boives au moins un litre de sang avant d'y aller.
— Mais je ne vais pas la mordre !
— Je sais que tu n'en as pas l'intention, mais imagine qu'elle se blesse ou quoi que ce soit... tu t'en voudrais le reste de ta vie de lui avoir fait du mal.
— Ouais, c'est sûr que ça craindrait... murmura-t-elle.
— Je sais que c'est dur, ma puce, mais tu dois protéger ceux que tu aimes.
— Tu crois que je ne devrais pas retourner à l'école et ne plus être amie avec les humains ?
J'aurais préféré avoir ce genre de discussion de vive voix...
— Non. Je crois simplement que tu es en train de changer et que tu vas devoir t'adapter à la situation, prendre certaines précautions. De toute façon, on t'aidera Beth et moi.
— Et Raphaël...
— Oui. Et Raphaël.
— En tout cas, depuis que tu l'as dit à Bruce, il est toujours pareil avec moi. Je ne lui fais pas peur.
Toi non, mais moi, ça risque de changer d'ici quelques minutes.
— Tu sais, Bruce est un garou des steppes, il est capable de battre la plupart des vampires. Et puis, je crois qu'il s'en fiche, il t'aime comme tu es.
— Je sais. Il n'a pas arrêté de me le dire ! Mais on peut aimer quelqu'un et en avoir peur quand même.
Leonora était parfois bien plus lucide que je ne l'étais à son âge.
— Oui. Tu as raison.
— Bon, ben, il faut que je te laisse parce que la séance va commencer alors...
— OK, je te rappelle ce soir. Je t'aime, ma puce.
Quand je raccrochai, j'étais déjà arrivée en bas de l'immeuble de Bruce.